On a parlé bière et tourisme avec Daniel Thiriez

Nous sommes allés à la rencontre de Daniel Thiriez, un des pionniers du renouveau brassicole en France. Au cœur de la Flandre. Nous avons évoqué la création de sa brasserie, le développement de la filière et l’avenir de son entreprise créée il y a plus de 25 ans.

Daniel fait aussi partie des précurseurs dans l’accueil du public, il nous a partagé son expérience et sa vision du monde brassicole.

Interview

Daniel, tu arrives avant le début du renouveau des brasseries artisanales en France. Le secteur est plus que moribond, qu’est ce qui se déclenche en toi ?

C’est une grande question qu’on m’a posée mille fois et je n’ai toujours pas de réponse simple à fournir. Il y a plusieurs éléments, mais c’est en premier lieu un projet personnel de reconversion. J’avais 35 ans, une envie d’indépendance. J’étais dans un boulot que j’aimais, responsable des ressources humaines dans la grande distribution. C’était dans l’époque florissante de la grande distribution, on formait, on embauchait à tour de bras, c’était stimulant.
Mais j’avais d’autres envies, avec un métier plus concret, avec plus de sens. Je suis parti en très bon terme. L’envie de création d’entreprises, c’est à chercher sûrement dans mes gènes familiaux. Je voulais redémarrer dans un domaine qui m’intéresse, plus concret.
J’aimais la bière, je suis né à Lille, j’aimais plutôt les bières un peu spéciales, Jenlain, 3 monts, les bières belges bien évidemment.
A cette époque-là il n’y a que ça. Je me dis que le choix était quand même limité. L’idée ne m’est pas venue non plus de rien. Mon épouse est Québécoise, ça fait partie de la réflexion globale. On part régulièrement au Québec, au Canada, aux USA, et j’ai bien vu que les brasseries commençaient à bourgeonner. S’installaient des brewpubs, des microbrasseries, les toutes premières. Ça m’a fait tilt. Dans cette région qui aime la bière, qui a cette tradition, cette histoire aussi, cela avait du sens. Mais si j’étais né à Bordeaux, j’aurais essayé de faire du vin, ou ailleurs j’aurais pu être apiculteur.
Et puis j’aime bien l’histoire. Dans notre région, avec son riche passé, ça me parlait. Il y avait des brasseries à chaque coin de rue, on a malheureusement perdu tout ce patrimoine. Je me suis dit que c’était une anomalie dans l’histoire.
Je ne pense pas que cela soit l’époque actuelle de bizarre, c’était ce désert brassicole. Le choix était trop limité, surtout ici, dans une région de gastronomie. On n’imagine pas que dans la région on ait le choix qu’entre 5 fromages. Ça m’a donc paru évident qu’il y aurait une renaissance.
J’étais un peu seul à l’époque, les gens me regardaient bizarrement. On me disait toujours « si tu veux de la bière, tu vas au supermarché et tu en achètes », pourquoi en créer de nouvelles ?
Mon démarrage, c’est tout cela, un mélange de projet personnel et d’intuition.

Une intuition sacrément bonne quand même.

L’intuition s’est révélée bonne en effet. Enfin pas immédiatement, même si la brasserie a suscité énormément d’intérêt au début, justement par curiosité. Toute la région n’avait vu que des brasseries fermer. Même les douanes étaient paumées, elles ne savaient plus ouvrir une brasserie, c’était drôle. Donc les médias ont beaucoup relayé. La presse, la télé, l’ancien cadre d’Auchan qui se lance dans l’entrepreneuriat et la bière locale, c’était la belle histoire à raconter.
L’activité a bien démarré, vite. Puis, au début des années 2000, après l’engouement initial,  le développement a mis plus de temps à se faire. Les caves à bières n’arrivent que bien plus tard. Les estaminets ont été nos premiers clients, puis les épiceries locales, qui se sont intéressées à nous.
A Lille, c’est l’abbaye des saveurs qui ouvre le bal avec un magasin de bières spéciales et locales. (lire l’interview Rencontre avec Anthony D’Orazio, créateur des bars La Capsule – Bar à bières, créateur du magasin et de la chaîne de bars la Capsule)
Pendant les années 2000, la brasserie a plafonné un peu. Et depuis 10 ans, il y a une vraie accélération. De notre côté, nous n’avons pas voulu trop augmenter la production, mais on a doublé en effectif, on est 7 désormais. Le but n’était pas de grossir pour grossir, volontairement, la brasserie est au fond du jardin, on ne pouvait pas non plus s’étendre à l’infini.
Parce que voilà je n’ai pas envie de diriger ni une usine ni une équipe de foot, j’ai envie que cela reste un environnement à petite échelle et familial. Même si on est un peu débordés par les événements.

Tu habitais dans les Flandres déjà à cette époque?

J’avais vécu dans les Flandres à Wormhout au début de ma carrière, puis on est repartis dans la métropole lilloise pour mon dernier emploi. Pour ce projet, on avait un choix très ouvert, j’avais décidé de quitter mon travail et de vendre notre maison.
Je ne voulais pas m’installer en ville. J’avais aussi une recherche de qualité de vie. On aurait pu aller n’importe où, on a aussi visité des zones un peu reculées hors région. On est revenu ici naturellement dans la région des Flandres qu’on aimait bien, qui nous parlait. Cette ancienne ferme me paraissait aussi propice à l’accueil touristique. Ici, nous sommes entre Cassel et Bergues, j’avais noté la localisation dans le dossier tout de suite , parce que je voyais bien l’éclosion des estaminets et le potentiel de visiteurs que la zone pouvait apporter. Je suis un lillois, et à l’époque, les lillois ne connaissaient que la métropole et la côte. Sur la route entre les deux, ils ne s’arrêtaient jamais. J’ai vu un potentiel et on s’est installés.
Ici on est super bien, près de la mer et de la grande ville (Dunkerque). Le corps de ferme, je l’ai trouvé un peu par hasard. C’était une ancienne brasserie, il n’en restait rien, si ce n’est le souvenir, l’image, le symbole au cœur d’un village. Bon, c’est le hasard, on cherchait surtout un endroit avec de l’espace pour les 3 enfants, mettre une brasserie, un espace pour ma femme qui est peintre avec son atelier.
On s’est installés ici en juin 1996 et on a démarré l’activité dans la foulée.

A cette époque, j’imagine que tu ne trouves pas autant d’accompagnement pour ouvrir ta brasserie ? Comment tu t‘y es pris ?

C’était le parcours du combattant, pour le matériel, la formation et même les fournitures, c’est principalement la Belgique qui m’a aidé. Il restait à l’époque un milieu brassicole un peu plus étoffé, avec des petites et moyennes brasseries, des fournisseurs de l’autre côté de la frontière. Pour la formation, je me suis tourné vers Bruxelles. Et puis il faut le dire c’était un milieu beaucoup plus ouvert là bas.. Parce qu’ici non seulement c’était un peu le désert, mais le peu qui restait, les brasseries étaient encore sur une ancienne mentalité, totalement fermées. C’était très compliqué d’avoir un renseignement, de discuter. Pour eux, je n’avais pas de légitimité, n’étant pas d’une famille de brasseurs.

Tu n’as eu aucun contact avec des brasseurs locaux ?

Un tout petit peu de relation avec Ricour, qui a fait quelque analyse sur mes bières, c’était son dada. Et certaines brasseries m’ont fermé la porte au nez. C’était la mentalité à l’époque.

Quels sont les premiers retours sur ta bière de la part des clients ?

Elle était assez différente de ce qui existait, j’avais fait beaucoup d’essais mais elle n’était pas parfaite la première – c’était la blonde d’Esquelbecq. On manquait un peu de régularité dans la qualité. Nous avions des bouteilles avec trop de levure, trop carbonatées. J’avais peu de moyens pour maîtriser tout ça. La bière non filtrée, trouble, amère, cela surprenait les gens. J’étais un peu seul. Je pense que les brasseries d’aujourd’hui démarrent avec plus de qualification, d’accompagnement.
Nous avons assez vite trouvé notre  public. Il faut dire qu’on ne faisait pas non plus des gros volumes, mais je voulais garder mon identité. Après la blonde d’Esquelbecq n’est pas non plus une bière exubérante, c’est une bière blonde assez classique, qui titre à 6,5%.

Petite parenthèse importante pour les clients internationaux, tu considères tes bières comme des bières de garde ?

On a enlevé l’appellation, car il y a une norme aujourd’hui qui est un peu contraignante. Elle est inspirée des bières de garde locale, bière régionale, blonde, un peu moins forte, un peu plus houblonnée. Je voulais une bière plus légère, plus facile à boire que la moyenne d’alors.

Et ça fait quoi de voir arriver les suivants ? Tu perçois de la concurrence?

J’ai aidé pas mal de brasseurs concrètement, que j’ai accompagné, notamment Moulins d’Ascq, qui ont suivi 2/3 ans après nous. Matthieu allait souvent sur la côte et il s’arrêtait ici, cela a été une sorte de déclic.
De mon côté, j’ai toujours pensé qu’il y avait de la place, et que plus on était nombreux, bien sûr jusqu’à un certain point, mieux ce serait. L’arrivée de nouvelles brasseries ne serait pas préjudiciable, mais nous donnerait plus de visibilité. Il y aurait plus de consommateur, ce qui a été le cas. Le pari a été le bon encore une fois.
Un jour, un politique local m’avait dit, une brasserie par canton cela suffit. Bien sûr que non. On ne retrouvera jamais les 3 brasseries par village du siècle dernier mais il y a de la place. Même si maintenant, ça commence à être très dense sur certaines zones, mais en tout cas, toutes ces années de croissance, j’étais plutôt content qu’il y ait d’autres brasseries qui ouvrent. Et puis c’était un challenge en terme de qualité de conserver des clients et de continuer à plaire avec la concurrence.

De notre côté, on a toujours pensé que plus les brasseries ouvriraient leurs portes, plus ça donnerait envie aux gens d’aller à leur rencontre, tu en penses quoi ?

Je crois tout à fait qu’il n’y a pas qu’un gâteau à partager, mais qu’au contraire, le gâteau grossit avec l’offre. Sur le tourisme brassicole, il y aura peut-être aussi une limite. Si sur une toute petite zone, il y a 3 brasserie qui ouvrent leur porte, ça bouchonnera aussi un peu, et il faudra bien sûr des complémentarités, des lieux un peu différents, des cadres, des histoires, des manières de présenter, de se raconter.
Sinon globalement, plus on est nombreux à pouvoir accueillir du public, plus cela deviendra une idée de sortie dans l’esprit des habitants et des touristes de passage.
De l’autre côté de la frontière, à Poperinge, Watou, Ypres, c’est très dense en termes d’activités à faire autour de la bière et cela draine beaucoup de visiteurs.
Pas plus tard que ce matin (NDLR : début avril 2021), on a reçu un groupe d’anglais. Cela fait 20 ans qui viennent. Ils font un T-shirt brewery tour, brodé, et ils mettent le nom des brasseries qu’ils visitent sur le parcours. C’est un Belgium brewery tour, et moi je suis dedans, en étant la première brasserie sur la route depuis Calais et après ils partent vers Poperinge.
C’est très agréable à recevoir ce type de groupe. Si on est plus nombreux, cela permettra d’attirer ce type de groupe. Après ils partent en Belgique, parce qu’il y a une densité avec des lieux magnifiques à découvrir. A nous de développer cela chez nous également.

Je reviens sur le mot et l’appellation bière de garde. Pour les touristes et tes clients, c’est une notion importante pour toi d’avoir un style de bière identifié au territoire ?

On utilise le mot bière de garde. Pour les Anglais, les britanniques et les américains, bière de garde signifie quelque chose. C’est un mot qu’ils connaissent, qu’ils utilisent, et peut-être même plus que nous. Avoir une identité sur certaines de nos bières, avec des houblons locaux, dans ce style ou cette tradition de bières du Nord pas de calais c’est important pour les visiteurs. Cela n’empêche pas de faire d’autres styles, mais c’est important et ça donne des repères.

La Flandre a une identité forte, est-ce qu’elle transpire dans l’identité de ta brasserie ? Tu penses que ca peut attirer de nouveaux visiteurs ?

Nous c’est notre identité, d’avoir ce côté très attaché au terroir, d’utiliser des ingrédients et houblons locaux. C’est aussi le style de la pièce, avec de vieux outils, vieille ferme locale.
Pour moi chez les étrangers, il y a un gros potentiel envers les anglais. Les belges, on a déjà pas mal de touristes de ce côté de là, mais on pourrait en avoir plus.

Tu t’es beaucoup impliqué dans la création et le développement du syndicat des brasseries indépendantes, tu peux nous en dire plus ?

Je trouvais cela naturel que se crée un second syndicat. Il y avait un gros travail à faire pour structurer et professionnaliser le métier de brasseur. Je me suis de mon côté investi sur le côté formation, avec la création du titre de brasseur au niveau national, avec les chambres des métiers et brasseurs de France.
Ici dans le nord, on a la chance d’avoir Douai, qui a une expertise et le matériel. Je crois que nous sommes déjà à la 4 ou 5ème promotion, ce qui montre l’engouement et l’intérêt d’un tel titre professionnel. Le titre sera bientôt labelisé officiellement, avec un diplôme.
C’est un des derniers dossiers que je vais gérer, sur le label des artisans en or. Ils veulent élargir aux petits brasseurs. C’est ce genre de dossier qui m’intéresse.

Et la suite pour toi alors, après 25 ans ?

Maintenant je vais commencer à lever le pied. Clara, ma fille, est officiellement brasseuse depuis 8 ans et va reprendre avec son mari. La bascule est dans 2 ans. Dans 2 ans, je ne suis plus là.
A un moment, il va falloir vraiment passer les rennes. J’atterris en douceur, c’est une satisfaction, et elle gère 80%. Les salariés sont là depuis quelques temps désormais. Il est temps que j’arrête, tout a une fin.
J’ai plein d’autres idées de projets. J’ai commencé l’année par 5 semaines de voyage, ça donne envie de se reposer, de faire d’autres découvertes.
Il y a un temps pour tout, le métier me passionne toujours, mais je vais les laisser faire. Il faut organiser la transition. On a des bons exemples dans d’autres brasseries, comme au Baron, la transition s’est bien passée.

Le nom de la brasserie va rester ?

Le nom restera, c’est le nom de ma fille. Initialement ce n’était pas mon idée. Je pensais vendre. Et puis j’ai creusé un peu, et j’ai posé la question à mes enfants.
Je leur ai demandé, « est ce que vous envisagez de » ? Ils ont réfléchi, discuté. Clara a essayé 6 mois au début, puis au fur et à mesure elle s’est investie.

Tu vois comment le développement de la brasserie ? 

C’est plus à moi qu’il faut demander. Les décisions on les prend ensemble, notamment dans les embauches qui arrivent. Ils feront ce qui veulent. Je pense qu’ils garderont cet esprit familial, local, je ne les vois pas construire une grosse brasserie.
Le matériel est encore confortable. Peut-être resteront ils comme ça. Pas besoin de toujours vouloir grandir. J’essaie de faire en sorte que la brasserie soit un équilibre économique à une certaine taille. On est à un palier volontaire, et on valide la rentabilité à ce moment, sans avoir besoin d’une course à l’investissement.
Je vois plutôt cette aventure continuer comme ça, dans cet esprit.

Un message pour les touristes qui aimeraient venir visiter ?

D’abord, c’est la rencontre, le brasseur ou un membre de l’équipe. Rencontrer des personnes passionnées, qualifiées. L’humain est très important, la convivialité est essentielle.
C’est aussi un autre rapport au produit, quand t’as discuté, que tu as eu l’explication de la production, après la visite, tu as une image de la brasserie et du produit qui évolue nécessairement. C’est une appréhension du produit, par son origine. Un peu comme quand tu rencontres un vigneron, tu essaies de comprendre sa philosophie, son rapport à la vigne, les produits qu’ils utilisent.
Après une visite, le produit n’a plus tout à fait le même goût quand tu as vu la production, mis ton nez dans un sac de houblon, on essaie de jouer sur le côté olfactif, visuel dans la visite.
Cela correspond vraiment à une demande des visiteurs, encore plus ces dernières années, avec une nouvelle envie de consommer autrement, de savoir ce que tu consommes.

Qui vient à la brasserie ?

On a de tout dans les visiteurs. Chaque vacance scolaire, on a vraiment un regain de visite, parce que les gens accueillent des amis, de la famille. Et ils se demandent comment faire découvrir la culture locale. On leur montre un estaminet, Lille, mais la bière fait partie des choses qu’on veut montrer dans la région. Faire goûter, et aussi montrer. Nous avons un caractère brassicole fort sur le territoire.
Tout ça était vraiment dans l’ADN à la création de la brasserie, l’accueil du public. Dans une petite salle au début. J’avais l’intuition que ça intéresserait les gens, et moi ça m’intéressait aussi de partager mon métier auprès des consommateurs. Ça a pris très vite. J’ai dû créer un parking, créer des toilettes, on a cassé le mur et agrandi la salle. Vouloir avoir des visiteurs à la brasserie, c’était dans ma vision initiale du projet.

Tu regardes ce qui se fait dans d’autres pays pour améliorer ton accueil ?

La plupart des brasseries vont aller vers ce côté taproom. A la campagne, notre meilleur pub, c’est d’ouvrir les portes de la brasserie. On a passé 2 années compliquées. Maintenant, on veut relancer, redynamiser.
Les planteurs de houblon, c’est compliqué pour l’instant, mais en saison ça serait intéressant de pouvoir visiter des houblonnières. Quand on voit le succès des événements dans les vignes. Un champ de houblon au mois d’août, c’est magnifique, c’est des produits qu’il faut développer, mais nous n’avons pas du tout de contact avec la chambre d’agriculture.

La Flandre dépasse les frontières administratives, comment tu te positionnes dans l’offre touristique locale ?

Le touriste s’en fout complétement de savoir de quel coté de la frontière on se situe. Le territoire est ici transfrontalier.
Ici avant on avait un office de tourisme, avec la nouvelle organisation du territoire, c’est devenu un bureau d’info. Les frontières administratives restent présentes.
A l’office de tourisme de St Omer, à 20mn d’ici, on ne parle pas de notre brasserie, alors qu’il y a beaucoup d’anglais. Il faudrait arriver à décloisonner ça, parce que les touristes ou les visiteurs s’en moquent de savoir où ils sont tant qu’on peut leur proposer une activité qui leur plaît.

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